Par Pascale Girard
Alors qu’on s’apprête à envoyer notre prochaine republication chez l’imprimeur, je fais face à une frustration récurrente dans mes recherches, à savoir, lâcher prise. Parfois, on n’aura pas le fin-mot de l’histoire et c’est comme ça. Peut-être qu’on trouvera les réponses plus tard, mais peut-être pas; et ça c’est très dur pour moi. Je boucle, boucle et re-reboucle, et toutes les pistes sont des impasses. Alors que je dois accepter qu’on va mettre cet opus 52 sous presse dans quelques jours, je vous partage ici mes pensées non-conclusives sur sa génèse.
C’est d’abord l’histoire d’un manuscrit chiné que je récupère avec très peu d’informations. Le vendeur me dit que la publication daterait de 1850 environ. Premier problème, la Gazette et revue musicale de Paris datée du 13 janvier 1850 continent la publicité de l’opus 54 de Sebastian Lee, un air à paraître sur l’opéra de La Fée au Roses, de Fromental Halévy, sorti l’année précédente.
A gauche, la publicité parue dans la Gazette et revue musicale de Paris datée du 13 janvier 1850 et à droite, la couverture de l’opus 54 de Sebastian Lee, annoncé dans la publicité ci-contre.
Notre Promenade en Gondole, qui est l’opus 52, ainsi que l’opus 53, Grande Fantaisie dramatique sur le Prophète, un Opéra de Giacomo Meyerbeer, sont donc déjà écrits et techniquement déjà publiés. Le Prophète a été joué pour la première fois le 16 avril 1849 à l’Opéra de Paris, rebaptisé « Théâtre de la Nation » après a révolution de 1848.
Publicité Brandus & Cie tirée de la Gazette et revue musicale du 24 juin 1849
Je conclue d’abord que l’opus 53 n’a pu être composé qu’entre le 16 avril 1849 et le 24 juin 1849, date à laquelle l’opus 53 est annoncé en publicité. L’opus 52 est donc forcément antérieur à avril 1849 et pour compliquer encore un peu plus la chose, aucun périodique musical de l’époque ne fait allusion à cet opus 52. Ni en 1848, ni en 1849 et encore moins en 1850 ou on est déjà loin dans les numéros d’opus de Sebastian Lee. Je ne trouve rien, comme si cette œuvre était complètement passée sous les radars. Aucune pub sortie par S.Richault, l’éditeur, pas plus que de performance annoncée dans un concert (joué par Sebastian Lee ou pas). Non, cette année là je sais qu’Auguste Tolbecque a joué les variations de Guido et Genevra [opéra de Fromental Halévy], opus 11 paru en 1839 de Sebastian Lee, le 17 juin 1849 à un de ses concerts, que ça a plu, mais la Barcarolle, walou!
Concert philanthropique organisé salle Sainte Cécile, 49 bis, rue de la Chaussée d’Antin à Paris par Charles Bonnesseur
La même année en 1849, Sebastian Lee joue pour la 2ème fois avec Jacques Offenbach un quatuor écrit par ce dernier.
Extrait des nouvelles de la Revue et Gazette Musicale du 15 avril 1849 par Maurice Bourges
Contrairement à ce que Maurice Bourges prétend, la première représentation de ce même quatuor 4 ans plus tôt avait été un fiasco.
Extrait de la Gazette et revue musicale de paris du 27 avril 1845 relatant le concert organisé par Jacques Offenbach salle Hertz 38, rue de la Victoire à Paris, le 8 avril de cette même année et critiqué par le même Maurice Bourges.
C’est un autre concert de Jacques Offenbach au théâtre de la Tour-d’Auvergne le 24 avril 1847 qui avait été un succès. Offenbach n’avait pas fait jouer son quatuor et notre Cher Sebastian n’y avait pas participé cette année là.
Extrait de la Gazette et revue musicale de Paris du 14 avril 1847, article rédigé par Maurice Bourges (encore lui) p150
Mais je m’égare. Nous sommes donc en 1849 et je n’ai aucune trace de ma Barcarolle Promenade en Gondole, opus 52 de Sebastian Lee. Il me faut donc peut-être remonter d’avantage dans le temps. Quand j’épluche la presse musicale de 1848, je ne trouve rien non plus, mais ça me surprend moins car 48 a été une année pourrie. Edouard Monnais le résume bien dans son article d’ouverture du N°1 de la Gazette et revue musicale de Paris de janvier 1849 dont voici un extrait « En historien fidèle il faut constater que le chant des Girondins partagea seul avec la Marseillaise, l’honneur de saluer la république nouvelle. Pendant des mois entiers les Girondins et la Marseillaise composèrent tout notre répertoire lyrique […] ici l’abîme s’ouvre, une monarchie s’écroule et la république s’élève sur ses débris!!! […] que de mauvais vers et de mauvaise musique coulant à plein bords […] que de Tyrtées jeunes et vieux aspirants à détrôner Rouget de Lisle […] des concours furent ouverts pour la composition de chants nationaux, et l’expérience démontra une fois de plus qu’on ne commande pas de refrains populaires […] Il faut noter les traits courageux de quelques grands artistes que le choc révolutionnaire n’ébranla pas. Ainsi, peu de jour avant le 23 février, Mme [Marie] Pleyel avait annoncé qu’elle donnerait un concert, et, en femme vraiment forte, elle le donna peu de jour après. Elle voulu bien jouer aussi dans un concert de la Gazette musicale. [Giacomo] Meyerbeer avait promis aux directeurs de l’Opéra de leur livrer son Prophète, et, loin de songer à retirer sa parole, il se hâta de la confirmer par écrit. Mais par malheur, les théâtres ne pouvaient pas braver les événements dont les contre-coups exercèrent d’affreux ravages.
L’Opéra National succomba le premier, après avoir essayé d’un retour au genre ancien Cirque-Olympique. L’Opéra-comique changea de direction entre la fameuse journée du 16 avril et l’autre non moins fameuse journée du 15 mai ; car désormais chaque mois avait ses journées, et nous touchions aux plus déplorables de toutes, à celles de juin, qui firent verser tant de sang et de pleurs. Le Grand Opéra venait de donner l’Apparition [opéra de Germain Delavigne], qui ne fit qu’apparaître. L’Opéra-comique reprenait la Fille du régiment, [de Gaetano Donizetti] la veille même du jour ou la guerre éclata à Paris. Le début de Mme Ulgade-Beaucé devait avoir lieu, dans le Domino Noir, [de Daniel Auber] le vendredi, jour de la première bataille. Ah ! Détournons nos souvenirs de cette funèbre époque, et consolons-nous en pensant que du moins les journées de juin furent les dernières que la France ait eu à déplorer. Il fallait à l’anarchie une leçon formidable. La leçon a été donnée, à quel prix, juste ciel ! Et nous voyons qu’elle a profité. Six mois de calme et de légalité ont dissipé bien des terreurs et cicatrisé bien des blessures.
Archives de l’Opéra de Paris. journal de Régie, 3ème série, p251, source: BNF Dernières représentations avant l’état de siège
L’Assemblée nationale est d’abord bien généreusement venue au secours de tous les théâtres, en attendant que le public fût en état d’y revenir lui-même. Peu à peu leur situation s’est améliorée et ils n’ont plus eu à subir que les chances ordinaires du plus ou du moins de succès de leurs ouvrages, du plus ou du moins de talents de leurs artistes.
Le Président de l’Assemblée nationale, M. [Armand] Marrast, a souvent invité la musique et les musiciens à ses réceptions parlementaires.
L’association des artistes-musiciens s’est signalée par l’à-propos de ses idées et par son activité à les mettre en pratique. Elle a rouvert l’Elysée nationale [1] pour y célébrer des fêtes musicales, la chapelle du palais de Versailles pour y exécuter une messe et le théâtre du même palais pour y donner un concert […] et maintenant il ne nous reste plus qu’à supplier l’année 1849 de marcher du pas le plus ferme et à la fois le plus prudent qu’il lui sera possible (car partout ou elle ira nous seront bien forcés de la suivre), d’éviter à tout prix les erreurs de sa sœur ainée, en un mot de tâcher d’être une année parfaitement sage et parfaitement heureuse, s’il y a moyen. Nous l’en conjurons au nom de l’art et des artistes qui en seraient réduits au suicide si chaque année prenait l’habitude d’amener avec elle une telle révolution ».
Le parc de l’Elysée-national sous le Second Empire (1852-1870) Source: Wikipedia
A l’Opéra, le journal de bord signal à 2 reprises l’état de siège. En Février et du 23 juin au 21 Juillet 1848.
Source: BNF
Mauvaise nouvelle pour les affaires de l’Opéra, mais la relâche des musiciens signifie que notre Cher Sebastian a eu plus de temps que d’habitude pour composer. La Barcarolle Promenade en Gondole a donc très probablement été écrite pendant la révolution de 1848 au 73 de la rue des Martyrs, dans l’appartement familial. A cette époque, son fils Edouard a 13 ans, et sa fille, la petite Caroline, 6 ans.
Maintenant qu’on sait « à la louche » quand a été composée cet opus 52 et les raisons probables de sa non-édition l’année de sa composition, intéressons nous à la dédicace. L’ouvrage est pour Mademoiselle Caroline Morin. J’ai trouvé 3 pistes: 3 fausses routes!
Piste N°1, M. [Laurent-Joseph] Morin [de Clagny] compositeur d’opéras et professeur de déclamation au Conservatoire de musique de Paris. Un voisin (il habite dans le même arrondissement que ce Cher Sebastian). Ils se connaissent très probablement et si M. Morin avait eu une fille, peut-être l’ouvrage eut-il été pour elle. Ce n’est pas le cas.
Piste N°2, Melle Caroline, ballerine de l’Opéra de Paris. Il la connaissait potentiellement. Au départ je l’ai confondue avec une Caroline Morin veuve d’un Théophile Bernard qui avait suscité mon intérêt parce-que son fils, Charles-Auguste Bernard, était régisseur au Théâtre des Variétés, selon l’acte de décès de la veuve en 1906 (voir ci-dessous). Par ailleurs, cette Melle Caroline, ballerine à l’opéra, danse à 2 reprises un divertissement avec un M. Théodore. Je me disais que je les tenais!!! Et bien pas du tout, il s’avère qu’il s’agit de Melle Caroline Lassiat et de M. Théodore Martin (qui d’ailleurs ne s’appelle pas Théophile, comme quoi, je fatigue).
Caroline Morin, qui habite dans le 9ème arrondissement de Paris, a un fils, Charles Bernard régisseur au théâtre des variétés, le bon nom, la bonne tranche d’âge, la connexion avec l’art et la musique… Et ça ne colle pas!
Mariés en 1855, Melle Caroline Morin était donc encore célibataire en 1848, date de la composition de la Barcarolle, ça pouvait coller.
Le lundi 3 décembre 1849, sous la direction de M. Auguste Mabille, chorégraphe attitré du Théâtre de la Nation, on trouve un divertissement avec 4 danseurs pendant la représentation du Prophète de Meyerbeer. La représentation, commencée à 7h15, annonce ce divertissement au 3ème acte avec un pas de 2 exécuté par Melle Caroline et M. Théodore.
Piste N°3: Par ricochet, j’apprends que le directeur du Théâtre des Variétés de 1848 à 1849 n’est autre qu’un certain Edouard Morin. Ca ne me mène nulle part non plus 🙁
Résumons-nous donc, je n’ai pas la date exacte de la composition de notre Barcarolle Promenade en Gondole. Elle a certainement été composée pendant les événements de 1848, mais il semble qu’elle n’ait jamais fait l’objet de promotion dans la presse et qu’elle n’ait peut-être même jamais été jouée en public au moment de sa sortie en 1850. Que dire encore? Que la barcarolle est un genre musical vocal ou instrumental de mesure ternaire qui évoque le mouvement lent d’une barque et, par extension, d’une gondole, car il s’agit d’un chant d’amour. Venue du mot barcaiolo, qui désigne le batelier, lui-même issu de barca, barque, la barcarole, barcarola [2] Oubliée sous la Révolution [de 1789], la Barcarolle revient à la mode sous la Restauration et jusqu’à la fin du siècle. Si cet opus 52 a été composée en 1848, date de la chute de la monarchie française, est-ce que ce n’est pas une manifestation de soutien déguisé au roi? Non, car l’opus 53 est dédié à Louis-Napoléon Bonaparte dit Napoléon III, élu au suffrage universel masculin, le 10 décembre 1848, après coup d’état et révolution de 1848. La pub Brandus pour l’opus 53 apparait dans la gazette du 21 octobre 1849 cité p336
Je n’ai pas encore parlé de l’opus 51 qui précède la Barcarolle Promenade en Gondole et qui est aussi une bizarrerie. il s’agit de Fantaisies sur les motifs d’Obéron, Euryanthe et Presiosa de Carl Weber. D’abord ce sont 3 opéras différents, chose rare. En général, une œuvre propose les variations d’un seul et même opéra. Mais bon. Admettons.
D’abord Obéron sorti en 1826 (soit il y a 22 ans quand Sebastian Lee en compose une Fantaisie. Il ne l’a jamais joué à l’Opéra de Paris puisqu’il n’y travaille qu’à partir de 1837). C’est une histoire de Roi des Elfes, Oberon, qui se dispute sur l’inconstance humaine avec sa Reine Titania. Ils se sont jurés de ne plus s’aimer tant qu’ils n’auront pas trouvé un couple d’amoureux constants jusqu’à la mort. Sont choisis Huon et Rézia, pour relever le défi; et ils vont souffrir. Ensuite Euryanthe, opéra joué pour la 1ère fois en 1823 à Vienne et à Paris le 6 avril 1831 (toujours pas pendant que ce Cher Sebastian y travaillait). Encore un drame romantique avec un pitch qui se déroule dans le palais du roi Louis de France à Prémery ou le comte Adolar chante les louanges de sa promise, Euryanthe. Le comte Lysiart conteste la fidélité de la jeune fille et affirme qu’il pourrait la séduire s’il s’en donnait la peine. Adolar mise sa fortune et ses terres sur la fidélité d‘Euryanthe et exige que son ami lui fournisse éventuellement une preuve de sa victoire. Ca va encore mal se passer avant une fin heureuse. Et enfin Préciosa, joué à Berlin en 1821. Un 3ème opéra romantique qui se déroule cette fois en Espagne. Un jeune noble tombe amoureux d’une belle gitane et se joint à sa bande afin de pouvoir rester auprès d’elle. On découvrira par la suite que Preciosa est elle-même d’origine noble: aucun obstacle ne s’opposera plus alors à leur union.
Ce Cher Sebastian serait-il d’humeur badine? En fait, c’est peut-être le contraire. Alors que Paris est à feu et à sang, les mélodies sentimentales qu’il compose sont peut-être tout simplement une échappatoire à la brutalité qui sévit dans la réalité du Paris de 1848. Cet opus 51 est dédié à Monsieur le Vicomte Julien de Reviers de Maury, un polytechnicien officier d’artillerie.
En remontant encore le temps, je ne trouve qu’un seul article en 1847 sur les opus sortis cette année-là.
Extrait de la Gazette Musicale de Paris du 9 mai 1847 p158. Et vous avez bien lu, on en est à l’opus 42.
10 opus on été écris entre Mai 1847 et janvier 1849, date à laquelle on reprend le fil de l’histoire des parutions à l’opus 54. Auparavant, voici ce que je sais:
Opus 43: Fantaisie sur l’Ode Symphonie Le Désert et sur les Hirondelles de Félicien David pour Violoncelle avec accompagnement de Piano, 1847
Opus 44: le Premier Bal, 1847 dédié à M. Léon Paixhans
Opus 45: Souvenir du Lac des quatre Cantons. Barcarolle pour violoncelle et piano (B&H ca.1847) dédié à son ami Théodore Delamarre
Opus 46: Divertissement sur des motifs de l’opéra Luisa Strozzi de Gualterio Sanelli, Leipzig: Breitkopf & Härtel, ca. 1847
Opus 48: Sérénade sur ‘Don Pasquale’ opéra de Donizetti in G Major for Cello and Piano ca 1850
Opus 50: Réminiscences de opéra Le val d’Andorre (Lemoine) dédié à son élève et ami Emile Colliau
Opus 51: Fantaisie sur des Motifs d’Oberon, Euryanthe et de Preciosa de C.M. de Weber, pour violoncelle avec accompagnement de piano, dédié à Monsieur le Vicomte Julien de Reviers de Mauny chez Hofmeister ca 1850
Voilà, vous savez tout. Il ne me reste que très peu de temps pour faire la découverte qui relie tous les points. Si vous avez une idée, merci de me la partager en commentaire. Pendant ce temps, il me faudra m’ouvrir pleinement au Wabi Sabi japonais et accepter la nature fondamentalement imparfaite de ce travail.

