10 ans d’opéra: la rétrospective d’Edouard Fétis

Par Pascale Girard

Comme je passe mon temps à fureter dans les archives des grandes publications musicales de l’époque, entre autres choses, j’ai l’occasion de passer en revue différents articles du Ménestrel, de l’Illustration et de l’iconique Gazette et Revue Musicale de Paris créée par François-Joseph Fétis, dit « le père », le différenciant de son rejeton Edouard, dit « le fils », qui chroniquait également dans le magazine familial. Voici donc l’article de sa série rétrospective « revue d’un demi-siècle » retranscrit mot pour mot, comme publié dans le N°42 du 20 octobre 1850 et qui retrace les 10 dernières années au Grand Opéra de Paris. Sa revue d’un demi siècle fera l’objet d’autres transcriptions futures dans ce blog, mais nous commençons par ce texte qui décrit au mieux l’environnement dans lequel Sebastian Lee évoluait dans son quotidien musical au Grand Opéra de Paris.

Revue d’un demi-siècle d’opéra (1)

L’opéra de 1840 à 1850

Ifn (2)

Carmagnola – Traduction du Freischütz – La partition de Gisèle _ La reine de Chypre – le guérillero – le vaisseau fantôme de M.Dietsch – Charles VI – Don Sébastien – reprise d’Œdipe de Sacchini – le Lazzarone – M.Niedermeyer et sa Marie Stuart – Richard en Palestine – Othello pour Mme Stoltz – L’Etoile de Séville de M.Baife – Le roi David de M.Mermet – Robert Bruce à défaut d’un nouvel opéra de Rossigni – Retraite de Mme Stoltz – détresse lyrique de 1848 – L’Opéra près de sa ruine – Le Prophète le sauve.

Encore 10 années et nous aurons terminé notre examen rétrospectif en ce qui concerne le premier théâtre lyrique de France. Nous serons bref; plus nous avançons, moins les considérations étendues sont nécessaires ; tout ce qui nous reste à dire, la génération actuelle le sait ou du moins elle l’a su, et notre seul office sera de lui remettre en mémoire. Nous n’avons d’autres prétentions que celles de dresser un inventaire indispensable pour compléter une esquisse faite à grands traits.

Un nom nouveau ouvre la période qu’il nous reste à parcourir ; c’est celui de M. Ambroise Thomas. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le jeune maestro, qui avait fixé, sur un premier essai, sur un seul petit acte, l’attention des artistes et des connaisseurs, ait désiré s’élever jusqu’aux proportions les plus larges de la musique théâtrale. Si l’on veut nous passer un innocent jeu de mots, nous dirons que La Double échelle devrait tout naturellement servir à M. Ambroise Thomas pour gravir la distance qui sépare l’Opéra-Comique du grand Opéra. Le jeune artiste fut modeste d’ailleurs ; il se contenta de deux actes, sans pompe de mise en scène. Carmagnola ne répondit pas tout à fait à l’espoir de ses amis. On remarquait dans cette partition quelques morceaux agréables, mais l’ensemble manquait d’originalité. Il est vrai que M.[Eugène] Scribe, si habile et si heureux d’ordinaire, ne lui avait confié qu’un poème assez décoloré.

Le directeur de l’opéra est un des hommes de France qui ont le moins de loisirs. Rarement il lui est donné de pouvoir, non pas dormir, mais sommeiller sur les lauriers cueillis par les compositeurs et par les chanteurs attelés au char qu’il dirige. A peine a-t-il obtenu un succès qu’il doit rêver à un succès nouveau, car il en faut beaucoup pour alimenter cet espèce de tonneau des Danaïdes qu’on appelle la Caisse de l’Opéra. Des ouvrages importants se préparaient ; mais on était encore loin du jour ou l’espoir d’en faire un moyen de fortune deviendrait une réalité. Le Directeur pour laisser murir en paix la pensée des auteurs dont la verve s’échauffait à son intention, résolut d’ouvrir, par exception, les portes du théâtre national à un chef d’œuvre étranger, au Freischütz, pour lequel M.[Hector] Berlioz composa les récitatifs qui manquaient à la partition de [Karl] Weber. Ce travail, difficile pour M.Berlioz eut été impossible pour tout autre. Nul n’avait mieux pénétré l’esprit de l’école allemande, et n’était plus capable de rattacher, par des transitions bien ménagés, de nouveaux fragments à la parution du Freischutz. M.Berlioz fit comme ces peintres, habiles à reproduire le style des anciens maitres, leur empruntant le dessin, le coloris, jusqu’à la touche et rendent l’illusion assez complète pour tromper l’œil des plus fins connaisseurs. La difficulté fût de plier les gosiers de l’Opéra aux exigences d’une musique dont ils n’avaient ni l’instinct, ni l’habitude et que, dans leurs préventions, ils accusaient d’être parfois raboteuse. Mme [Roseline] Stoltz, dont la vigoureuse organisation se plaisait aux grandes hardiesses, aborda seule franchement les obstacles et les surmonta. Elle chanta son rôle avec ce mélange de poésie rêveuse et de passion qui caractérise les artistes allemands, et qu’elle sut leur emprunter.  

M.[Adolphe] Adam est un compositeur spirituel et adroit, ceci est su de chacun ; mais qu’il ne s’attache pas ordinairement à la recherche de l’idéal en musique, personne ne l’ignore non plus. Une fois cependant il s’éleva jusqu’aux régions éthérées. Ce fut lorsqu’il écrivit la partition de Giselle. Il avait eu le bonheur de voir tomber entre ses mains le chef-d’œuvre des programmes de ballet, Giselle, rêve charmant d’un vrai poète, et il s’était montré digne de cette bonne fortune en mettant sa muse de niveau avec celle de Théophile Gautier.

Voici du nouveau et du sérieux : La Reine de Chypre, qui vient clore dignement l’opéra de 1841, et promettre à ce théâtre, pour l’année suivante, un repos productif. M.[Fromental] Halévy change de style à volonté. Il y avait du moyen âge allemand dans La Juive ; Venise se retrouve tout entière dans La Reine de Chypre. Le compositeur a fait cette fois du coloris à la manière de Titien, de Tintoret et de Paul Véronèse. Il est aussi dramatique dans l’une que dans l’autre de ses partitions, mais d’une façon différente. Cet art d’approprier les inspirations à la nature du sujet auquel elles s’adaptent, est rare. De même que certains peintres ont sur leur palette une gamme de couleurs qui se retrouvent uniformément dans leur tableaux, de même beaucoup de musiciens n’ont qu’une forme mélodique dont ils usent en toute occasion. M. [Fromental] Halévy est assurément un des compositeurs de notre temps qui ont le mieux su éviter le défaut de la monotonie. Nous ne dirons pas en quelle estime les gens de goût comme le public (nous demandons à ce dernier pardon de la distinction), prirent la partition de La Reine de Chypre. C’est une chose au vu et au su de tout le monde. Rappelons seulement quel appui le maitre trouva dans ses interprètes, les élans chaleureux de Mme [Roseline] Stolz, la lutte de [Gilbert] Duprez et de [Paul] Barroilhet dans le fameux duo, et le brio avec lequel [Eugène] Massol enleva, pour nous servir d’un terme du vocabulaire technique des coulisses, les couplets si pittoresques du troisième acte. Conservons le souvenir de ce bel ensemble d’exécution qui, de longtemps sans doute, ne sera pas égalé.

Pour se relever de son échec de Carmagnola, M.Ambroise Thomas donna, l’année suivante (1842), le Guérillero, opéra dont M. [Théodore] Anne lui avait fourni le poème, et dans lequel il s’efforça de mettre de la couleur locale hispano-portugaise. On trouve que sa musique était sage et régulière de formes, faite selon toutes les règles de l’art, et même qu’elle offrait des mélodies aimables ; mais on lui reprocha de manquer de nerf et de chaleur. Cette critique, toute fondée qu’elle fût, n’ôtait rien au mérite de M. Ambroise Thomas ; on en pouvait seulement conclure qu’en conduisant sa muse vers le chemin de l’Opéra, il risquait de s’égarer, et qu’il y aurait plus de prudence de sa part à la retenir dans les sentiers fleuris de l’Opéra-Comique.

L’année 1842 n’est que médiocrement lyrique. Au Guérillero de M. Ambroise Thomas, l’Opéra se contenta d’ajouter Le Vaisseau-Fantôme de M. [Pierre-Louis] Dietsch, poème très-fantastique, musique dont les qualités sont le goût et la distinction, et qui a pour défaut principal la monotonie. Ajoutez à cela un ballet de M. [Adolphe] Adam : La jolie fille de Gand, et vous aurez tout le bagage sorti des cartons de l’Opéra dans l’espace de douze mois. Il est vrai que le répertoire des l’années précédentes était encore plein d’attraits, et que le besoin de nouveautés ne se faisait pas sentir, comme on dit en style de réclame.

Les antipathies nationales cèdent à l’examen de la raison, les hommes éclairés s’en affranchissent ; mais il n’est pas aisé de l’extirper des masses. Longtemps encore on aura beau faire, il règnera des deux côtés de la manche un antagonisme que le premier prétexte suffira pour réveiller. Les affaires d’Orient avaient fait naitre cette circonstance, quand parut Charles VI. La population parisienne accueillit avec enthousiasme le refrain : jamais en France l’anglais ne règnera. Peut-être les auteurs n’avaient-ils pas préparé à dessein ce succès d’à-propos, comme c’était néanmoins leur droit, car les allusions ont été de tout temps un des moyens d’effet légitimement admis au théâtre. Toujours est-il que le refrain en question eut du retentissement, et fit plus pour la vogue de l’ouvrage que les plus beaux morceaux dont se compose la partition. Ce n’était pas la première fois que chose pareille arrivait en France, dans ce beau pays ou l’on a de l’esprit à revendre, mais ou le sentiment sérieux de l’art musical n’a pas encore pénétré dans les masses.

La partition de Don Sébastien [opéra de Gaetano Donizetti] fut l’œuvre d’une imagination en laquelle se manifestaient déjà les premiers symptômes d’épuisement. Ce n’était guère que formules et réminiscences. A ce manque absolu de véritable inspiration, il eut été difficile de reconnaitre l’auteur d’Anna Bolena, de Lucie [de Lamermoor], de La Favorite.

Les habitués de l’Opéra n’ont pas le goût des impressions rétrospectives. Il est à peu près sans exemple que la reprise de l’œuvre d’un ancien maître ait exercé sur eux une influence attractive. Œdipe, de [Antonio] Sacchini, ne fut pas plus heureux, en 1843, que ne l’avaient été précédemment Armide et Orphée, de [Christoph] Gluck.

Il est convenu que nous citons les ballets pour mémoire et comme l’appoint du bilan que nous avons essayé d’établir. Nous mentionnerons donc à la fin de 1843 La Péri, musique de M.[Friedrich] Burgmüller ; puis, au commencement de 1844, Eucharis de M. [Edouard] Deldevez, et Lady Henriette, dont la partition, chose étrange ! réclama le concours de trois muses associées : celles de MM. [Frédéric] de Flotow, [Friedrich] Burgmüller et [Edouard] Deldevez.

Dans un moment de loisir M. [Jules-Henri Vernoy] de Saint-Georges avait ébauché le poème de Lazzarone ; dans un une heure de désœuvrement M. [Fromental] Halévy en esquissa la musique. Ils ne mirent pas grande prétention à cette fantaisie, qui cependant ne fut indigne ni de l’un ni de l’autre. Le musicien, comme le poète, ne peut laisser sa lyre perpétuellement montée au ton héroïque. Le Lazzarone était un opéra fait sans prétention, qui se bornait à offrir quelques scènes piquantes et quelques morceaux d’un faire élégant et spirituel. On y remarquera, comme une innovation plus singulière qu’heureuse, l’absence de ténor. A coup sûr ce n’était pas le compositeur qui avait voulu qu’il en fût ainsi.

Marie Stuart, de M. [Louis] Niedermeyer, était une œuvre plus grande et plus sérieuse. M. Niedermeyer y montra plus de nerf qu’on aurait pu s’y attendre d’après le style des productions par lesquelles il s’était déjà fait connaître. On crut assister à l’initiation d’un futur premier ténor de l’Opéra quand M. [Italo] Gardoni débuta dans le rôle de Bothwel. Mais les chanteurs étrangers semblent destinés à ne tenir qu’une bien faible partie de ce qu’ils promettent au premier théâtre lyrique de la France. Les personnes qui font, en toute chose, profession d’amour-propre national, s’en réjouiront.

Combien peu l’on s’inquiète de se conformer aux préceptes formulés par les poètes sous l’inspiration d’une saison. Il y a longtemps qu’un des écrivains auxquels nous devons les meilleurs enseignements a dit qu’on ne doit point forcer sa nature, sous peine de ne rien faire avec grâce. Maint auteur cependant a méconnu cette grande vérité. Homme d’esprit et de talent, M. [Adolphe] Adam ne s’y est pas plus conformé que beaucoup d’autres, lorsqu’il a composé la partition de Richard en Palestine. Sa véritable vocation est l’Opéra-Comique ; il l’a suffisamment prouvé, et les succès qu’il a obtenu dans le genre léger étaient de nature à satisfaire une raisonnable ambition. Eut-il tort de vouloir s’élever jusqu’au style lyrique proprement dit ? Nous lui laisserons à lui-même le soin de décider la question. Si jamais auteur avait pu se soustraire à toute influence d’amour-propre pour être bon juge dans sa propre cause. M. Adam, hâtons-nous de le reconnaitre, fit comme toujours de la musique très-agréable, mais la scène du Grand Opéra et le sujet qu’il avait à traiter demandaient quelque chose de plus.

Mme [Roseline] Stoltz voulait prouver à ceux qui avaient jusqu’alors prétendu, non sans raison, qu’elle avait une voix rebelle aux difficultés de la vocalisation ; voulait prouver qu’au besoin elle était capable de chanter de la musique italienne pure. On fit pour elle une traduction d’Otello [de Gioachino Rossini]. Peut-être la démonstration ne fût-elle pas tout à fait aussi convaincante qu’elle l’avait espéré, car elle ne parvint pas à dissimuler ce qu’il lui en coutait d’efforts pour surmonter les obstacles ; mais ses ennemis même, et l’on sait qu’elle avait eu l’art de s’en faire beaucoup, furent contraints de reconnaitre qu’il y avait d’immenses ressources dans cette puissante volonté et dans cette persévérance qui parvenaient à réaliser l’impossible. Nous n’apprendrons à personne que [Gilbert] Duprez et [Paul] Barroilhet furent pour Mme Stoltz de dignes, de très-dignes auxiliaires ; mais en dépit de leur talent et de leur zèle, Otello ne fournit pas une longue carrière. Tel sera toujours le sort des traductions à l’Opéra.

Un opéra et un ballet, voici tout ce que l’Académie royale de musique fournit en 1845 au large contingent des nouveautés qui sortent annuellement de l’atelier ou s’élaborent les choses dramatiques de la France. M. [Michael] Balfe donna l’Etoile de Séville. Cette étoile ne brilla pas d’un vif éclat ; mais elle resta quelques temps sur l’horizon de l’opéra et jeta une clarté agréable. On remarqua dans la partition de M. Balfe, à défaut d’une originalité prononcée, un mérite de facture dont les œuvres des musiciens anglais, nous en demandons pardon aux artistes de cette nation, offrent rarement l’exemple. L’auteur avait complètement abondé dans le sens de la manière italienne. Il s’en tira assez adroitement pour qu’on pût dire qu’il avait, non pas copié, mais seulement imité.

Le Diable à quatre vint renforcer l’Etoile de Séville, afin qu’on n’accusât point à juste titre l’Opéra d’avoir sommeillé trop profondément en l’an de grâce 1845. M [Adolphe] Adam, de qui l’on dirait qu’il est né pour le genre chorégraphique, s’il n’avait faire de jolis opéras, surtout le Chalet et Giralda dans cette nouvelle production carrière à sa muse légère, pimpante et frétillante.

Le premier opéra, joué en 1846, montre ce que peut la persévérance, et combien il faut placer l’espoir, pour le succès de ses projets, dans une grande ténacité. Celui qui écrit ces lignes (on nous permettra d’user, pour une fois seulement, de la formule usitée par un illustre poète dans de célèbres préfaces), celui qui écrit ces lignes avait pour camarade de collège un jeune homme auquel un goût passionné pour la musique faisait négliger ses autres études, au grand déplaisir de ses parents, dont l’ambition était de le voir rentrer à l’école polytechnique. Le jeune homme en question n’était pas un musicien fort habile. Il déchiffrait assez péniblement des morceaux de flûte ; mais, en revanche, il composait. Chaque jour il nous faisait entendre de nouvelles mélodies qu’il avait faites à tout hasard et qu’il se proposait d’employer plus tard dans ses opéras. Son embarras était de les revêtir de formes harmoniques quelconques ; car il ignorait l’art d’écrire à plusieurs parties et la vérité nous oblige à dire que ses efforts pour pénétrer les secrets de cet art n’étaient guère couronnés de succès. Notre camarade s’arrangea pour se faire refuser à l’école polytechnique, et dès qu’il fut sorti de pension, il n’eut plus d’autre pensée, d’autre but que la recherche d’un poème d’opéra. Pendant 15 ans, il s’occupa de cet unique objet, attendant chaque jour pour le lendemain la réalisation de ses espérances et ne perdant jamais courage au milieu de ses plus cruelles déceptions. Nous nous disions, en admirant cette patience héroïque : [Auguste] Mermet arrivera. En effet, il est parvenu à faire représenter en 1847 l’opéra biblique de David. Quoi qu’il fût notre ami, quoi qu’il fût notre ami, nous ne nous fîmes point d’illusion au point de croire qu’il venait de livrer un chef-d’œuvre à l’admiration des âges futurs. C’était déjà beaucoup, suivant nous, qu’il soit arrivé jusqu’à la scène de l’Opéra, quand nous songions qu’il était parti des solos de flûte de la pension Goubaux. Soyez persuadé que Mermet songe à affronter une seconde fois le jugement du public ? Il a ou il aura certainement un poème d’opéra. Au besoin, il s’en fera un lui-même.

Le Roi David ne pouvait pas suffire à l’Opéra dans le courant de l’année 1846 ; Mermet ne nous pardonnerait pas de soutenir ce paradoxe. On lui adjoignit la traduction de Lucie de Lammermoor[de Gaetano Donizetti] faite par MM Alphonse Royer et Gustave Vaëz pour le théâtre Ventadour. Puis vint le ballet de Paquita, avec une musique agréable par M. [Edouard] Deldevez.

[Gioachino] Rossini avait beau s’obstiner à garder le silence, on voulait absolument qu’il n’en restât point sur son chef-d’œuvre, Guillaume Tell. Dire combien de démarches furent tentées auprès de lui pour obtenir qu’il laissât tomber ses inspirations sur un poème de son choix, ce serait répéter ce que tout le monde sait. Rossini demeurait inébranlable dans sa paresse, selon quelques-uns, ou dans une résolution mûrement réfléchie, suivant d’autres mieux informés. Le directeur de l’Opéra, comprenant enfin que le maitre ne se laisserait pas fléchir, et qu’il fallait du moins un pastiche composé de morceaux d’anciens opéras italiens. Qu’à cela ne tint ; Rossini consentit très-volontiers à une combinaison qui ne changeait rien à son parti-pris, et qu’il n’avait d’ailleurs nullement le droit d’empêcher. Robert Bruce vit le jour au commencement de 1847. On applaudit à la charmante musique de Donna del Lago ; mais l’effet ne fut pas, il ne pouvait pas être celui qu’aurait produit une partition nouvelle ; La gloire de Rossini demeura entière, mais elle ne s’accrue point par suite de l’emprunt fait à son ancien répertoire.

Il faut, dit-on, que le temps passe sur les grands événements pour qu’on puisse les apprécier sainement. Les contemporains, quel que soit leur désir d’impartialité, ne se dégagent pas assez complètement de toute influence étrangère, pour que leurs décisions ne soient pas suspectes ; Nous laissons donc aux historiens futurs de la scène lyrique le soin de prononcer dans la grande querelle de Mme Stoltz et de ses adversaires. Ils diront si, en effet, cette artiste, à laquelle on ne saurait refuser d’éminentes qualités, fut, pendant le temps qu’on appelle son règne à l’Opéra, un obstacle à tout ce qui ne tendait pas à flatter sa vanité, ou bien si ceux qui ont soutenu cette thèse l’ont, par hasard, calomniée. Quoi qu’il en soit, innocente ou coupable, Mme Stoltz se retira au mois d’Avril 1847. Ceux même qui voulaient qu’elle partît eurent le bon goût de lui faire une retraite triomphale. Mme Stoltz fut enterrée sous les fleurs le soir où elle parut pour la dernière fois. Ce sont ces galanteries qui caractérisent le public français et qui font l’éloge de son savoir-vivre. On dit à un artiste : Allez-vous-en, mais on l’accompagne jusqu’à la porte avec force bravos.

Ozaï, ballet océanien, musique de M. Casimir Gide, fit attendre La Bouquetière, binette de M. Adolphe Adam, qui fut donnée elle-même en attendant un ouvrage plus important. Comme cet ouvrage n’arrivait pas, le directeur appela à son aide les ressources chorégraphiques : La fille de marbre fut mise en scène pour la plus grande gloire de Mlle Fanny Cerrito et de son époux, M [Arthur] Saint-Léon. On gagna ainsi la fin de l’année 1847, où fut représenté Jérusalem. Le public parisien est peu sympathique pour la musique de M. [Giuseppe] Verdi ; l’expérience nous parait l’avoir suffisamment prouvé. Les œuvres du compositeur viennent d’être analysées, du reste, avec trop d’étendue dans les colonnes de la Gazette musicale, pour qu’il soit nécessaire de revenir sur le même sujet.

L’année 1848, à laquelle nous voici parvenus, ne sera pas marquée de blanc dans les annales de l’Opéra. Cette réflexion n’est nullement politique ; elle est artistique, pas autre chose. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de rechercher , et dans un pareil travail, si ce régime républicain fait ou fera le bonheur de la France. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la musique, pas plus que la peinture, pas plus que les autres arts, ne s’accommode des révolutions. L’année 1848 fut donc pour l’Opéra, ainsi que pour tout ce qu’il était art et industrie, du reste, une période de souffrance. Les nouveautés représentées pour galvaniser ce malheureux spectacle qui se mourait, furent : Grisélidis ou les Cinq sens, ballet de M [Adolphe] Adam ; l’opéra de M. Benoit, intitulé : L’Apparition ; Nisida, ballet du même compositeur, et Jeanne La Folle, de M. [Louis] Clapisson. Plusieurs reprises d’anciens ouvrages, plusieurs débuts eurent lieu. On avait beau faire, déployer de l’activité, le public ne venait pas. La triste comédie de l’émeute et du socialisme qui se donnait chaque jour dans la rue absorbait toute l’attention. Quoiqu’on n’y payât pas son billet à la porte, la France sait si ce fut un spectacle gratis ! L’abaissement du prix des places, la diminution des appointements des artistes (tristes symptômes) furent inefficaces pour rendre à l’Opéra une apparence de prospérité. On était à douter de la possibilité de l’existence de ce magnifique spectacle, qui fut, on l’a toujours dit, une des gloires de la France, et qui avait traversé jusqu’alors sain et sauf bien des tourmentes politiques.

L’Opéra était dans cette triste situation, qui menaçait de le conduire au trépas par le marasme, quand survint un événement qui lui rendit le vie. Cet événement, il est inutile de le dire, fut l’apparition du Prophète. A toutes les gloires qui ont marqué la carrière si brillante de M. [Giacomo] Meyerbeer devait se joindre la gloire de sauver d’une ruine imminente le premier théâtre lyrique du monde. L’auteur de Robert-le-Diable, des Huguenots et du Prophète est véritablement prédestiné ; il a le droit, lui aussi, de croire à son étoile.

La chronologie musicale du demi-siècle dont nous avons entrepris d’enregistrer les faits qui sont de notre domaine allait avoir une triste fin, quand apparut l’œuvre magnifique qui vint, au contraire, la terminer avec éclat. Pour notre part, nous remercions M. Meyerbeer d’avoir fait en sorte que nous ne fussions pas obligé de conclure par des lamentations à la façon de Jérémie.

Edouard Fétis

Notes

(1) Nous reprenons aujourd’hui une série d’articles que l’état de santé de notre collaborateur l’avait forcé d’interrompre, mais qui, désormais, se suivront avec rapidité.

(2) Voir les numéros 1, 2, 3, 7, 11, 14, 20 et 23