Par Pascale Girard
Aujourd’hui je souhaite partager avec vous un précieux trésor de chasse. C’est une petite rareté dénichée à la BnF et que je conserve jalousement. Parfois, je le concède, ma passion pour Sebastian Lee me conduit à développer ce que je qualifierais de syndrome Gollum, ce personnage du Seigneur des Anneaux obnubilé par sa précieuse bagouze à laquelle il voue un culte exclusif. Il faut donc garder à l’esprit que les fruits de ces recherches sont fait pour être partagés. Aussi, je vous propose de lire ensemble une lettre de Sebastian Lee à laquelle je donnerai quelques explications de texte et contexte. La voici:


M. Habeneck
Rue de la chaussée d’Antin, 28
Paris
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien honorer de votre présence le concert que je dois donner le mardi 17 janvier à 9 heure du soir dans la salle Chantereine, 19 bis avec M. Gasikow
Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
S.Lee.
Voici le concert auquel Sebastian Lee fait allusion dans son courrier

Extrait de la Gazette et revue musicale N°2 du dimanche 8 janvier 1837
C’est le 2ème concert prévu à Paris avec Gusikow. Un premier concert ayant déjà été donné salle Pleyel quelques semaines auparavant mais avec d’autres musiciens, dont Sebastian Lee. La critique en avait rapporté un sentiment très positif: « M. Gusikow a donné sa soirée musicale mardi dernier, dans les salons de M. Pleyel. Il y avait beaucoup de monde. MM. [Friedrich] Kalkbrenner, [Sebastian] Lee, mademoiselle [Dolores] Nau ; M. [Prosper] Derivis et [François] Wartel étaient chargés de compléter le programme ; et ils se sont acquittés de cette tâche en artistes habiles, comme toujours. La douce voix de mademoiselle Nau, la manière dont M. Kalkbrenner a exécuté une Pensée de Bellini, fantaisie brillante pour piano, ont excité de vifs applaudissements, et MM. Derivis et Wartel, dans un duo intitulé « l’Homme à la Jaquette » (excellent morceau plein de couleur et de verve de M. [Louis] Clapisson), se sont montrés chanteurs plein de feu, et comiques de très bon goût. Pour le bénéficiaire, il a justifié de sa réputation, et c’est beaucoup dire. Les difficultés qu’il exécute sur son instrument sont vraiment prodigieuses, et on regrette à l’entendre que sa patience ne soit pas exercée sur un sujet moins ingrat. On le regrette d’autant plus que le sentiment musical de M. Gusikow parait être fort bon ; ses traits sont toujours d’une élégance remarquable, ses mélodies phrasées avec goût et pureté, et l’on ne saurait imaginer que des nuances de forte et de piano aussi prononcées puissent être obtenues à l’aide de petits bâtons pourvus d’une sonorité très faible et quelque fois assez équivoque. C’est une piquante curiosité musicale. » [article non-signé]

La salle de concert Pleyel; d’après le journal l’Illustration du 9 juin 1855, p365
Le 2ème concert Gusikow et Lee, tel que nommé dans la presse, doit se dérouler cette fois à la salle du 19 bis de la rue Chantereine, théâtre qui n’existe malheureusement plus. Quand on cherche à savoir quel était ce lieu, il est difficile d’avoir des certitudes. Il a bien existé un théâtre dans l’ancienne rue Chantereine de Paris, le théâtre Olympique mais il fût détruit en 1816 pour être remplacé par les Bains-Chantereine situés au N°15 de la rue. La rue Chantereine comptait également un hôtel particulier fort intéressant, celui de Joséphine de Beauharnais, l’impératrice.

On ne sait, hélas, pas à quel numéro cet hôtel particulier se situait. Le site Paris-Pittoresque établit un inventaire assez exhaustif des habitants de la rue Chantereine ainsi que de l’Histoire des différents bâtiments de cette rue. Il y est question d’un théâtre, mais au mauvais numéro: « Le petit théâtre Chantereine, qui a été bâti plus tard par Gromaire, machiniste de l’Opéra, occupait une aile de bâtiment, n°47 : des amateurs y ont donné des représentations particulières, et un certain nombre d’élèves s’y sont formés pour la scène. La salle n’a quitté la place que depuis la révolution de 1848. » [2]

Qui est François-Antoine Habeneck?
Le destinataire de ce courrier est le chef d’orchestre du Grand Opéra de Paris en 1837. D’abord violoniste à l’Opéra, Habeneck devient adjoint du chef d’orchestre, Rodolphe Kreutzer, en 1817, puis remplace Viotti comme directeur administratif le 1er décembre 1821. Le 6 février 1822, il inaugure l’Opéra de la rue le Peletier, avec Aladin ou la Lampe merveilleuse de Nicolo et Angelo Maria Benincori. Avec la venue de Rossini à Paris en 1823, il quitte son poste d’administrateur. En 1824, il devient chef d’orchestre de l’Opéra, poste qu’il occupe en compagnie de Henri Valentino. En 1831, il en est le seul chef d’orchestre jusqu’à sa retraite en 1848.
Chef d’orchestre, compositeur et violoniste, le français François-Antoine Habeneck (1781-1849) par Lange. P. C. Van Geel, Paris. Source: BnF
Mais alors, que faisait donc Sebastian Lee au début de l’année 1837 s’il n’était pas encore à l’Opéra de Paris? C’est un article de presse annonçant le premier concert salle Pleyel quelques semaines plus tôt qui m’a donné la réponse 🙂

Gazette et revue musicale N°52 du Dimanche 25 décembre 1836:
*** Voici le programme du concert que donnera M. Gusikow le mardi 27 décembre 1836, à huit heures su soir, dans les salons de M. Pleyel, 9 rue Cadet. Première partie : 1. Trio du Maître de Chapelle, de Paer, chanté par mademoiselle Nau, MM. Dérivis et Wartel ; 2. Grand concerto sur un thème du Barbier de Séville, composé et exécuté par M. Gusikow, sur l’instrument de son invention ; 3. Romance chantée par mademoiselle Nau, avec accompagnement de hautbois exécuté par M. Brod ; 4. Solo de violoncelle, composé et exécuté par M. Lee, premier violoncelle du grand théâtre de Hambourg ; 5. Ronde des Arquebusiers, de M. Clapisson, chantée par MM. Dérivis et Wartel. — Deuxième partie : 6. Variations de Mayseder, exécutées par M. Gusikow ; 7. Le guet et l’Homme à la Jaquette, de M. Clapisson, chantés par MM. Dérivis et Wartel ; 8. La dernière pensée de Bellini, fantaisie pour le piano, composée et exécutée par M. kalkbrenner ; 9. Air de Bellini chanté par mademiselle Nau ; 10. Grand pot-pourri composé et exécuté par M. Gusikow ; Romances et chansonnettes chantées par MM. Plantade et Chaudesaigues. Le piano sera tenu par M. Potier. Prix du billet : 8 francs. On trouve des billets chez Maurice Schlesinger, 97, rue Richelieu et chez M. Pleyel, 9, rue Cadet.
Ce grand théâtre de Hambourg dont il est question est très probablement le Stadtoper. Premier théâtre en pierre pour remplacer la structure en bois dell ‘Oper am Gänsemarkt [littéralement l’opéra du marché aux oies], fait intéressant, ce n’était pas un théâtre de Cour, comme ceux des autres villes. Tout le monde pouvait y acheter un billet. Le nouveau théâtre a ouvert le 18 mai 1826 sous le nom de Stadttheater [Théâtre de la ville]. Il était situé sur le site actuel de l’Opéra de Hambourg [Stadtoper] et avait 2.800 sièges. On a représenté Egmont, l’opus 84 de Ludwig van Beethoven pour son inauguration, à laquelle le jeune Sebastian Lee de 20 ans a peut-être participé [1]. Pourquoi souhaite-t-il rejoindre le Grand Opéra de Paris fin 1836? Il est récemment marié et a déjà son fils Edouard, un bébé de 1 ans. La place de premier violoncelle dans ce prestigieux théâtre n’est-elle pas suffisamment stable? Pour l’heure, on ne connait pas les motivations de Sebastian Lee qui lui font risquer une place de choix et surtout l’obligent à quitter sa ville natale pour tenter l’aventure à l’étranger avec femme et enfant. Par ailleurs, quand j’ai contacté le Stadtoper de Hambourg, on m’a annoncé que l’établissement avait été bombardé en 1943 et que la quasi-totalité des archives du théâtre avaient été perdues. Le peu qui a subsisté est aux archives d’Etat dont je n’ai encore rien pu tirer (mais j’y travaille!)

Le Stadttheater de Hambourg en 1845. Fonds de la collection du théâtre de Hambourg.
Pour ce qui est du concert du 19 janvier 1837 auquel ce Cher Sebastian convie le chef d’orchestre du Grand Opéra de Paris, il s’agit d’un événement très spécial qui a fait couler beaucoup d’encre dans la presse car la venue de Joseph Gusikow, musicien autodidacte au talent exceptionnel, a remué le tout-Paris de l’époque. Voici le portrait que fait le chroniqueur Georges Kastner qui a assisté à l’un de ses concerts.
« Paris possède en ce moment une de ses rares organisations d’élite qui se révèle de loin en loin comme un brillant météore. Cet homme extraordinaire que la Russie et l’Autriche ont poursuivi de leurs applaudissements, nous pouvons aujourd’hui l’entendre et l’admirer à notre tour. On ne lira pas sans intérêt, sur l’artiste et son instrument, quelques détails dont nous pouvons garantir l’authenticité, les ayant recueillis de sa propre bouche.
Joseph Gusikow naquit en 1809 de paren[t]s Israëlistes, à Slow, dans la Pologne russe. Le père de Joseph était un pauvre joueur de flûte qui gagnait sa vie en faisant de la musique dans les noces, dans les festins et autres occasions de ce genre : c’était un homme religieux et fidèle à sa foi ; aussi Joseph fut-il élevé dans des sentiments de croyance, d’amour et de respect du Dieu de ses ancêtres. Il apprit la flûte dans la maison paternelle, et fit sur cet instrument des progrès rapides, grâce à son intelligence et à ses dispositions naturelles ; car à cette époque il ne connaissait pas encore une seule note, et tout son répertoire se bornait à quelques mélodies nationales, hébraïques, russes et polonaises, qu’il retenait et jouait par cœur. (Observons en passant que la plupart de ces vieux airs sont dans le mode mineur.) Joseph se maria à l’âge de dix-neuf ans comme c’est la coutume du pays, et plusieurs années de sa vie s’écoulèrent dans une paisible uniformité, occupé qu’il était à soigner l’intérieur de son ménage et à soulager sa famille dont la position n’était rien moins que fortunée. Ses plus grandes distractions à cette époque furent quelques voyages qu’il eut occasion de faire à Moscou avec son père et ses frères. Cette existence calme et paisible dura jusqu’en 1831, où Joseph fit une maladie de poitrine qui le força à quitter son métier de flûtiste. Bientôt se firent sentir les premières atteintes du besoin ; bientôt furent épuisées les ressources du pauvre artiste, et l’affreuse misère allait envahir sa nombreuse famille, lorsque la providence lui offrit un secours inespéré. De temps immémoriaux il existe chez les Russes, les Cosaques, les tartares, les Polonais, les Lithuaniens, et surtout dans les monts Karpathes et les solitudes de l’[O]Ural, un instrument rustique et grossier nommé Jerova i Salamo. Je ne serais pas éloigné de croire que cet instrument remonte aux siècles les plus reculés, et qu’il a été transmis par les Hébreux à ces différents peuples ; son nom du reste semble lui assigner une pareille origine. Tout informe qu’il est, le Jerova i Salamo suffit aux besoins et aux jouissances des pauvres montagnards, et il tient parmi eux le même rang que la cornemuse dans d’autres pays : il n’est fêtes ni réjouissances dont il ne soit l’accessoire et le compagnon obligé. Déjà dès son enfance, Joseph Gusikow avait acquis une certaine force sur cet instrument ; laissons-le parler lui-même : « Le timbre, dit-il, ne m’en était pas désagréable ; je lui trouvais même un certain charme à cause de sa douceur ; car tout ce qui est bruyant m’irrite et me fait mal : toutefois, l’instrument était si défectueux et présentait si peu de ressources, que je le négligeai un peu, jusqu’à ce que le sort en ordonnât autrement. » ce fut donc seulement vers l’année 1832, que Gusikow obligé d’abandonner la flûte se mit à travailler de toutes ses forces cette sorte d’harmonica de bois et de paille. Les défaut mêmes de l’instrument l’encouragèrent à l’améliorer et le perfectionner : il commença par augmenter le nombre des touches et ainsi l’étendue du clavier ; puis, il amincit l’extrémité des bâtonnets, les disposa d’après un certain ordre, les lia ensemble, en un mot compléta l’instrument et l’amena insensiblement à sa forme actuelle, la plus avantageuse possible. A force de travail, il arriva à un tel degré de perfection, que sa renommée franchit le cercle rétréci de ses amis et de ses paren[t]s. Il alla d’abord à Moscou, et il fut accueilli avec un tel enthousiasme, qu’il se détermina à tenter quelques excursions plus lointaines. A Kiev, il rencontra [Karol] Lipinski, qui l’encouragea et parvint à triompher de sa méfiance et de sa modestie. Enfin à Odessa, ou il rencontra MM. Lamartine et Michaud, les sollicitations du comte Warnzow l’engagèrent à entreprendre un long voyage à travers l’Europe. A Vienne, à Leipzig, à Berlin et dans vingt autres villes d’Allemagne, son succès fut le même, c’est-à-dire colossal ; et les souverains de toutes les contrées qu’il traversa rendirent hommage à ce merveilleux talent ; enfin l’artiste vient d’attacher un dernier fleuron à sa couronne, la consécration de Paris. Abstraction faite de son art, Joseph Gusikow offre aux psychologistes une étude intéressante ; lorsque la foule est assemblée, inquiète et attentive, il parait le Juif polonais avec sa longue barbe et sa pâle figure ; son regard exprime la mélancolie et il y a sur tous ses traits une teinte de douleur et de tristesse. A l’aspect de cet homme étrange, on se reporte malgré soi à ces temps dont parle l’Ecriture, ou ses ancêtres captifs suspendaient leurs harpes aux saules de Babylone. Gusikow est entouré de quatre compatriotes, dont l’un (son frère ainé) l’accompagne sur le violon. On apporte une table avec des flambeaux ; on pose sur cette table quelques petits paquets de bois et de paille. Là-dessus grands éclats de rire ; que veut-on produire avec ce misérable appareil, de la mélodie ? de l’harmonie ? Impossible. Un moment de patience ; ces touches si froides, si insensibles, vous allez les voir s’animer, pleurer, chanter devant vous : voici l’homme qui va réaliser ce prodige ; Vous écoutez d’abord avec défiance, et les sons de l’instrument vous semblent assez maigres et peu flatteurs ; mais peu à peu votre oreille s’habitue à cet accent tendre et plaintif, vous ne pouvez vous en détacher, vous êtes subjugué à votre insu, vous cédez à une force surnaturelle. Et l’artiste, voyez comme son regard est flamboyant, comme son teint si pâle s’est coloré. Comme sa physionomie exprime les souffrances de son âme, comme sa tête est noble, comme tout son corps semble grandir. C’est un entrainement sans exemple : vous ne songez pas à analyser vos sensations, vous ne vous demandez pas si c’est là de la musique ; vous applaudissez, vous criez bravo de toutes vos forces, mais sans le vouloir, car c’est une expression spontanée, instinctive d’étonnement et d’admiration. Voulez-vous avoir une idée de ce clavier magique qui vous ravit en extase ! nous l’avons vu de près, le voici.

Cinq coussinets de paille qu’on place sur une table à intervalles presque égaux ; puis, sur ces coussinets, une foule de petits bâtons de sapin enfilés comme un chapelet et offrant, sur une triple rangée parallèle, la figure d’un carré de dix-huit pouces environ. Les bâtonnets, au nombre de vingt-huit, ressemblent assez à autant de cylindres coupés par moitié et amincis aux extrémités en becs de flageolets ; il y en a de toutes les grandeurs, depuis un pied [environ 30cm] jusqu’à quatre pouces [environ 10cm], ce qui donne près de deux octaves et demie (chromatiquement). L’instrument se touche au moyen de deux baguettes en bois dur que l’artiste tient entre l’index et le doigt du milieu. On essaierait en vain d’exprimer la merveilleuse facilité avec laquelle Gusikow fait vibrer ce clavier extraordinaire ; on a peine à suivre ses mains dans leur course rapide : les forte, les piano, les trilles, toutes les nuances, toutes les inflexions de la pensée humaine, il les rend avec une précision et un sentiment exquis. Chant léger et gracieux, variations, mélodies large, toute musique lui est bonne ; mais il faut surtout l’entendre lorsqu’il dit un de ces airs nationaux si chers aux enfan[t]s de la malheureuse Pologne, et qui font venir les larmes aux yeux, tant ils respirent de mélancolie et de tristesse. Le son de l’instrument se prête tout-à-fait à l’expression d’un sentiment tendre et douloureux ; c’est un timbre métallique, tenant de la cloche et du verre, mais avec beaucoup plus de douceur et moins d’éclat : on ne saurait rien imaginer de plus étrange, de plus incisif, de plus pénétrant. Joseph Gusikow dépense sa vie à pleine mains pour animer son œuvre : chaque son qui vibre arrache une heure de sa frêle et nerveuse existence ; il trouve, il est vrai, sa récompense dans la conscience de son talent et dans ce noble orgueil, sans lequel il n’y a pas de grands artistes. Ne croyez pas pourtant que l’ambition soit son seul rêve dans ce monde ; non, au milieu des enivrements des bravos et de l’or, son regard se tourne vers sa patrie ; il songe à sa femme, à ses enfants, qui attendent et souhaitent son retour.
Cet artiste remarquable donnera mardi prochain, 27 décembre [1836], un concert auquel s’empressera d’assister, nous ne pouvons en douter, l’élite de la société parisienne.«

Connaissant la fin de cette histoire, j’ai été frappée par les paroles prophétiques de Georges Kastner qui dit que Joseph Gusikow dépense sa vie à pleines mains pour animer son œuvre et que chaque son qui vibre arrache une heure de sa frêle et nerveuse existence. Le pauvre homme aura une fin tragique, dont l’une des causes nous est rapportée dans un article de presse daté du 25 juin 1837, soit 6 mois seulement après le concert donné avec Sebastian Lee salle Chantereine.
« On se rappelle l’intéressant Gusikow, qui exécutait de si étonnantes difficultés sur un instrument de son invention, qu’il avait appelé Holtz und Stroh, parce qu’il n’était composé que de bois et de paille. Cet ingénieux artiste vient d’éprouver une perte cruelle, celle de son instrument, qui lui a été dérobé à Bruxelles. On cite comme coupable de ce vol un professeur allemand, nommé Rosenstein, qui aurait emporté en Amérique les harmonieux tuyaux, pour y faire fortune en donnant des concerts. L’intérêt de tous les amis de l’art musical ne peut manquer de se signaler en faveur du pauvre Gusikow« .
Tuberculeux, Joseph Gusikow décèdera peu après, le 21 octobre 1837, soit à peine 4 mois plus tard. Sa grande tournée l’avait déjà sans doute affaibli et la perte de son instrument lui a porté un coup fatal dont il ne se remettra hélas pas. Il a été une comète musicale qui a fait sensation « ce qu’il y a de plus proche d’un phénomène viral sur internet » pour citer le blogger Hope Street Marimba et son excellent article sur Joseph Gusikow, que je recommande pour aller plus loin. Citons également Felix Mendelssohn qui rapporte [à ses sœurs que Joseph Gusikow est] un vrai phénomène, un gaillard qui se pose, en expression et en agilité, comme l’égal des plus grands virtuoses du monde, et qui, sur son instrument de paille et de bois, lui a fait plus de plaisir que bien des pianistes.[3]
Mais revenons au concert du 17 janvier salle Chantereine et voyons comment la critique a reçu la performance. Voici la chronique de Carlo Pépoli qui a assisté au concert et nous livre ses impressions.
« Un auditoire assez nombreux était réuni pour applaudir l’exécution de Gusikow, ce grand artiste. Quoi qu’il ne sache pas lire les notes, Gusikow a enchanté par le goût, le fini, la grâce, l’expression la plus sensible et une vitesse incroyable d’exécution dans les difficultés mécaniques. Ses qualités le placent au rang le plus élevé des artistes exécutants ; nous regrettons toutefois qu’il soit si mal accompagné, et nous lui conseillons de choisir mieux son quatuor. Le programme de ce concert était assez varié. Outre M. Lee, dont le talent délicat, pur et gracieux a été généralement reconnu, nous avons entendu un violon et un pianiste de Berlin, MM. [Chrétien] Urhan, Huner, et des chanteurs alsaciens, dont le chant doux et expressif nous a rappelé les chanteurs tyroliens que nous avons entendus à Paris il y a deux ans. » [4]
Quelle déception cela a dû être de lire cette critique car même si Carlo Pépoli loue la performance de Sebastian Lee, comme de Joseph Gusikow, cette phrase assassine qui regrette toutefois qu’il soit mal accompagné et de mieux choisir son quatuor n’a pas dû être une bonne surprise. Le cas du violoniste Chrétien Urhan mériterait d’être étudié de plus près pour se faire une idée de ce que Pépoli critique. Ernest Legouvé le qualifie de « virtuose de second ordre. On comptait à Paris dix violons plus habiles que lui« .[5] Pourquoi donc Chrétien Urhan, dont je recommande la lecture du portrait complet ici, a-t-il été choisi pour accompagner Joseph Gusikow et Sebastian Lee? Parce-qu’en dépit de son jeu, à partir de 1836, il devient le Premier Violon solo du Grand opéra de Paris. Tout nous y ramène.
Heureusement pour Sebastian Lee, à peine 2 mois plus tôt, le dimanche 3 décembre, il est au Théâtre Italien ou il fait ce qu’on appellerait aujourd’hui un showcase, c’est-à-dire une démonstration de son talent à l’auditoire français. [6]

Est-il en mission pour se placer à l’Opéra de Paris? Si oui, il a certainement quelques appuis du réseau allemand. Peut-être le vieux Bernhard Romberg (1767-1841) qui a été prof au conservatoire de Paris jusqu’en 1831. Après tout, il était le Maitre de Nicolas Prell, qui a enseigné à Sebastian Lee à Hambourg.

A voir les morceaux de concours au Conservatoire de Paris, Bernhard Romberg, même à la retraite, reste un influenceur de premier choix puisque ce sont ses œuvres qui sont choisies pour sélectionner les élèves cette année là, comme tant d’autres années. [7]
Il est très probable que Romberg ait fait jouer ses contacts, comme celui de Louis Norblin, son collègue au conservatoire pendant 5 ans [7] et qui a été violoncelliste au Théâtre Italien avant de devenir soliste du Grand Opéra de Paris jusqu’en 1841. Louis Norblin, le Professeur du Conservatoire, à qui Sebastian Lee dédiera d’ailleurs son opus 31, sorti vers 1844.

Là ou, pour ma part, le mystère s’épaissit, c’est qu’en 1836, Sebastian Lee a (déjà) 30 ans. Plusieurs choses me frappent à cet égard. La première, c’est que la Scène suisse qu’il exécute au Théâtre Italien à l’entracte le 3 décembre 1836 sera son 4ème opus publié et numéroté. Il paraitra en avril de la même année chez l’éditeur Maurice Schlesinger [8] Il est d’ailleurs très bien reçu par la critique suite à sa performance au Théâtre Italien. Georges Kastner écrit l’article suivant en avril de la même année. [9]
« Revue critique
Scène suisse, divertissement pour le violoncelle avec accompagnement de piano – Souvenir de Paris, introduction et rondo pour le violoncelle avec accompagnement de piano. Grande fantaisie pour le violoncelle avec accompagnement de piano sur les motifs de Robert-le-Diable, par S. Lee.
Le thème principal de la Scène suisse ne manque pas d’une certaine originalité ; en général, le système dans lequel est conçu ce morceau se distingue par une simplicité exempte de recherches et d’affectation aussi bien dans l’harmonie et la facture de l’accompagnement que dans le dessin de la mélodie. La troisième variation en octave est d’un bon effet. La cinquième commence en doubles cordes, elle est d’une exécution assez difficile, puis revient le premier thème en écho ; c’est une idée à la fois pittoresque et bien appropriée au sujet. Dans la sixième variation, le motif disparait ; s’éteint peu à peu sous une foule de figures savamment travaillées, et qui amènent une terminaison brillante. Quant au piano, il n’y a rien à en dire, ce n’est qu’un accompagnement tout à fait subordonné à la partie de violoncelle.
Le second morceau nous parait avoir plus de fond que le premier ; cela dépend sans doute du caractère assez grave de la composition ; quoi qu’il en soit, les idées sont ici mieux posées et plus habilement conduites, il y a plus de liaisons dans l’ensemble et de soin dans les détails. L’introduction s’annonce par une excellente marche d’harmonie. Le morceau est écrit en sol mais vers le milieu de la seconde partie il module en mi bémol pour un beau chant de violoncelle pendant lequel le thème se reproduit à l’accompagnement sous mille formes variées ; ce passage est digne d’éloges et fait le plus grand honneur au talent de M. Lée. La partie de piano est correcte et satisfaisante. » [9]
Et comme Sebastian ne lâche rien, on le retrouve au concert de Frantz Liszt et Hector Berlioz à la mi-décembre 1836 ou il sera sobrement qualifié par la critique de « talent correct, et élégant sur le violoncelle. » [10] Fin 1836, il a rencontré et participé aux événements musicaux les plus importants et les mieux couverts par la presse du tout-Paris musical.

Pourtant, cela fait probablement déjà 10 à 15 ans que Sebastian Lee est un musicien accompli, qu’il gagne sa vie grâce à son art, qu’il se produit sur les scènes de toute l’Allemagne et au moins une fois également à Londres. Pourtant, il n’aurait écrit que 3 opus jusqu’à présent? Je trouve cela très étrange et vraiment différent des années parisiennes (1837-1868) ou il produira entre 3 et 5 opus par an.
Mon 2ème point de surprise est que pour un jeune homme de la 1ère moitié du XIXème siècle, il se marie fort tard. D’ailleurs Caroline Luther, devenue sa femme à 28 ans, est déjà veuve d’un premier mariage. A t-elle déjà des enfants? Qui sont-ils? Il serait très surprenant qu’elle n’en ait pas eu de ce premier mariage. Il y a aussi les 2 frères Lee, si jeunes par rapport à Sebastian. En 1836, Mauritz Lee a 17 ans, quant à Louis, il en a 15. Fait intéressant, Mauritz épousera une française, Héloïse Gillet, dont le mariage sera célébré le 30 novembre 1852 à Paris. Je ne crois pas que Sebastian ait ses frères à charge puisque Louis reste à Hambourg et qu’il fera carrière là-bas. D’ailleurs, il semble y avoir une méprise entre Louis Lee qui a 15 ans en 1837 et son grand frère Sebastian qui en a 30. Ce sont bien les opus de Sebastian et non de Louis qui sont cités dans l’encart ci-dessous. L’opus 4 de Louis Lee est une sonate pour violon et piano mais la confusion est très étrange.

Louis et Maurice viendront également en France et y passeront du temps, quand? On ne le sait pas encore. Et que s’est-il passé dans la vie de Sebastian Lee entre 1820 et 1836, date à laquelle il est mentionné pour la première fois dans la presse musicale française grâce à ses concerts avec Joseph Gusikow; on n’en sait rien non plus. En tout cas, ce courrier à Habeneck nous dit que les intentions de Sebastian Lee sont bien de se placer au Grand Opéra de Paris en 1836. De cela, nous sommes à peu près sûrs.
Notes
[1] Histoire de l’opéra de Hambourg https://boowiki.info/art/theatres-hambourg/opera-de-hambourg.html
[2] https://www.paris-pittoresque.com/rues/158.htm
[3] le Ménestrel du 29 décembre 1867 https://archive.org/stream/lemnestrel35pari/lemnestrel35pari_djvu.txt
[4] Gazette et revue musicale du 22 janvier 1837
[5] Ernest Legouvé Soixante ans de souvenirs. J. Hetzel, Paris 1887, (II), p. 117-123
[6] Gazette et revue musicale du dimanche 4 décembre 1836
[7] Archives du Conservatoire de Paris p91 à 93 ia804700.us.archive.org/28/items/leconservatoiren02pier/leconservatoiren02pier.pdf
[8] Gazette et revue musicale du dimanche 16 avril 1837. Catalogue publié chez Maurice Schlesinger p135
[9] Extrait de la Gazette et revue musicale du dimanche 30 avril 1837
[10]Gazette et revue musicale du 25 décembre 1836

1837: Sebastian Lee and Joseph Gusikow, 2 musical stars in Paris
Written by Pascale Girard
Today I would like to share with you a precious hunting treasure. It’s a small rarity unearthed at the BnF and which I jealously guard. Sometimes, I admit, my passion for Sebastian Lee leads me to develop what I would call Gollum syndrome, this character from The Lord of the Rings obsessed with his precious bagouze to which he devotes an exclusive cult. It is therefore necessary to keep in mind that the fruits of this research are made to be shared. Therefore, I suggest that we read together a letter from Sebastian Lee to which I will give some explanations of text and context. Here it is:


M. Habeneck
Rue de la Chaussée d’Antin, 28
Paris
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien honorer de votre présence le concert que je dois donner le mardi 17 janvier à 9 heure du soir dans la salle Chantereine, 19 bis avec M. Gasikow
Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
S.Lee
Sir,
I have the honor of asking you to honor with your presence the concert that I am to give on Tuesday, January 17 at 9 p.m. in the Chantereine hall, 19 bis with Mr. Gasikow.
Please accept, Sir, the assurance of my highest consideration.
S.Lee
This is the concert Sebastian Lee refers to in his email

Extract from the Gazette and Musical Review No. 2 of Sunday, January 8, 1837
***Mardi 17 janvier, aura lieu dans la salle Chantereine N°19bis, un grand concert donné par MM Gusikov et Lée; on entendra MM Urhan, Zimmermann, Block, Huner, Ledwig, Lentz, Wein, Ehrard, et Mlle d’Hennin. Nous donnerons prochainement le programme détaillé.
***On Tuesday, January 17, a major concert will take place in the Chantereine Hall No. 19bis, given by Messrs. Gusikov and Lée; we will hear Messrs. Urhan, Zimmermann, Block, Huner, Ledwig, Lentz, Wein, Ehrard, and Mlle d’Hennin. We will announce the detailed program soon.
This is the second concert planned in Paris with Gusikow. A first concert had already been given at the Salle Pleyel a few weeks earlier, but with other musicians, including Sebastian Lee. The critics reported very positive feelings: « Mr. Gusikow gave his musical evening last Tuesday in the salons of Mr. Pleyel. There were many people. Messrs. [Friedrich] Kalkbrenner, [Sebastian] Lee, Mademoiselle [Dolores] Nau; Mr. [Prosper] Derivis and [François] Wartel were responsible for completing the program; and they acquitted themselves of this task like skillful artists, as always. The sweet voice of Mademoiselle Nau, the manner in which Mr. Kalkbrenner performed a Pensée by Bellini, a brilliant fantasy for piano, excited lively applause, and Messrs. Derivis and Wartel, in a duet entitled « The Man with the Jacket » (an excellent piece full of color and verve by Mr. [Louis] Clapisson),have shown themselves to be singers full of fire, and comedians of very good taste. For the beneficiary, he has justified his reputation, and that is saying a lot. The difficulties he performs on his instrument are truly prodigious, and one regrets, hearing him, that his patience is not exercised on a less thankless subject. One regrets this all the more since Mr. Gusikow’s musical feeling seems to be very good; his traits are always of remarkable elegance, his melodies phrased with taste and purity, and one could not imagine that such pronounced nuances of forte and piano could be obtained with the help of small sticks with a very weak and sometimes rather ambiguous sonority. It is a piquant musical curiosity. » [unsigned article]

The Pleyel concert hall; according to the newspaper l’Illustration of June 9, 1855, p365
The second Gusikow and Lee concert, as mentioned in the press, is to take place this time at the hall at 19 bis rue Chantereine, a theater that unfortunately no longer exists. When trying to find out what this venue was, it is difficult to be certain. There was indeed a theater in the old rue Chantereine in Paris, the Théâtre Olympique, but it was destroyed in 1816 to be replaced by the Bains-Chantereine located at number 15 of the street. Rue Chantereine also had a very interesting private mansion, that of Joséphine de Beauharnais, the Empress.

The Bonaparte Hotel on rue Chantereine (now rue des Victoires), by G.de Reseit, Foundation Napoléon/François Doury
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